Fabrice Boromée, emmuré vivant

Enfermé dans une cellule spéciale, dite de force, le jeune détenu n’est pas allé en promenade depuis trois ans. Jean-Sébastien Evrard/AFP

Enfermé dans une cellule spéciale, dite de force, le jeune détenu n’est pas allé en promenade depuis trois ans. Jean-Sébastien Evrard/AFP

Transféré de force en métropole, ce détenu guadeloupéen de 36 ans est à l’isolement depuis cinq ans. Condamné à huit ans en 2010, il a vu sa peine prolongée jusqu’en 2038.

Lentement, Fabrice Boromée est en train de devenir fou. Ceux qui correspondent avec lui le remarquent par de petits détails, sa syntaxe et son orthographe par exemple, qui se dégradent. Comment pourrait-il en être autrement ? Entré en prison en 2010 pour huit ans, ce Guadeloupéen de 36 ans a cumulé, derrière les barreaux, jusqu’à vingt ans de peines additionnelles qui le conduisent jusqu’en 2038. Transféré de force en métropole où il ne reçoit aucune visite, à l’isolement continue depuis cinq ans et un mois, changé de prison régulièrement pour des raisons de sécurité, Fabrice Boromée n’a quasiment plus aucun contact avec des êtres humains.

Depuis avril dernier, à la centrale de Saint-Maur, près de Châteauroux (Indre), il est enfermé dans une cellule spéciale, dite de force. « L’administration pénitentiaire le considère comme un monstre, résume Florent, du journal l’Envolée, qui correspond avec lui depuis deux ans. On lui jette son repas à travers la grille comme à un chien. » Il n’est pas allé en promenade depuis trois ans ; ses sorties pour la douche ou le téléphone se font menottes aux poignets, sous la surveillance d’escortes casquées. Pour son avocat, Benoît David, « ce traitement pourrait être assimilé à de la torture blanche, une torture psychologique qui laisse de lourdes séquelles ».

Matons casqués et menottes pour tous ses mouvements

« Les détenus à l’isolement bénéficient des mêmes droits que les autres, modère une source pénitentiaire. Ils ont accès au sport, à la promenade, à la bibliothèque, au parloir. Ils sont en contact avec leur avocat. Et il existe une telle densité en prison qu’on n’est jamais complètement isolé… » Pas sûr que l’argument convainque Fabrice Boromée. Le 17 janvier 2017, il écrivait, depuis le mitard de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) : « Maintenant on est en 2017. Et toujours avec les matons casqués et les menottes au cachot pour tous mes mouvements. Tout ça commence à aller trop loin, je me demande jusqu’à quand cette souffrance va continuer. » Pour son amie Christine Ribailly, elle-même ancienne prisonnière, « l’administration pénitentiaire ne le considère plus comme un être humain, elle le gère, c’est tout. Lui rêverait que le médecin entre dans sa cellule et lui parle, il a des envies de tendresse comme un gamin battu, ce qu’il a été toute sa vie ».

Né le 31 décembre 1980 en Guadeloupe, Fabrice Boromée est placé avec son frère dans une famille d’évangélistes violents. À 10 ans, il connaît ses premières bagarres de rue ; à 16 ans, il intègre les gangs. C’est à cet âge que, pour la première fois, il tombe pour violence avec arme. Dès lors, il ne sortira quasiment plus de prison. Cette vie de détenu bascule le 8 août 2011, lorsqu’il est déplacé en métropole. « Ils m’ont transféré de force en France, à Fresnes, loin de ma famille… » raconte-t-il en 2016 dans une lettre intitulée Ma vie de taulard.

« La situation des détenus d’outre-mer transférés en métropole est catastrophique, dénonce François Bès, de l’Observatoire international des prisons. On leur fait du chantage : soit vous restez dans des prisons surpeuplées, où il n’y a pas de formation, pas de travail et beaucoup de tensions, soit vous acceptez le transfert en métropole, où vous pourrez travailler et préparer votre réinsertion. Certains sont transférés de force pour des questions de sécurité (c’est le cas de Fabrice Boromée – NDLR). Une fois ici, avec le prix du téléphone et le décalage horaire, les liens se délitent. Cet isolement est très dur à vivre. » La métropole compte actuellement quelque 600 détenus d’outre-mer.

Depuis 2011, Fabrice réclame en vain de retourner en Guadeloupe près de son frère, la seule famille qu’il lui reste. « On pourrait dire vulgairement que, depuis son transfert, il a pété les plombs », confie son avocat Benoît David. Le premier incident date de septembre 2013 : « On lui annonce la mort de son père en rigolant, il balance la table devant lui. » Il écope d’un an supplémentaire. En 2013, il prend en otage un surveillant, huit ans. Rebelote en 2015, trois ans. Fabrice Boromée en est aujourd’hui à neuf peines additionnelles, soit dix-neuf années et six mois supplémentaires d’incarcération. Entré en 2010 pour huit ans, il est actuellement libérable le 20 avril 2038. « Quand le cercle vicieux se met en place, il est difficile à arrêter », reconnaît une source pénitentiaire, qui précise que l’administration pénitentiaire (AP) n’est pas responsable de la durée de détention, décidée par les magistrats. Pour Florent, au contraire, « cette affaire est symptomatique des contradictions du système pénal et carcéral : ils ont fabriqué cette impasse dans laquelle se retrouvent Fabrice et l’AP. On a judiciarisé tous les conflits à l’intérieur de la prison, les peines s’allongent à l’infini. Fabrice n’a aucune perspective, qu’est-ce qu’il peut attendre ? Ils sont en train de le tuer ou de le rendre fou »…

En juin, Fabrice Boromée a refusé de sortir de la douche. Ce sont les Équipes régionales d’intervention et de sécurité (le GIGN de la prison) qui l’ont sorti de force. « Ils lui sont tombés dessus à huit cagoulés pendant une heure et demie, dénonce Christine Ribailly. Et ont même utilisé une grenade assourdissante. » À moitié sourd d’une oreille, Fabrice est resté au mitard quatre jours sans être ausculté par un médecin. En revenant dans sa cellule spéciale, il a appris qu’une douche allait y être installée.

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