Un détenu en grève de la faim contre la « double peine »

C’est l’une des nombreuses victimes invisibles du flou qui entoure la notion de « double peine ». Abderraouf Belhassen, Tunisien de 55 ans, a entamé le 22 mars une grève de la faim pour s’opposer à sa reconduite à la frontière. Condamné en 2007 à 6 mois d’emprisonnement pour conduite sans permis et séjour irrégulier – sans qu’un mandat de dépôt ne soit prononcé –, il s’est présenté en mars au bureau d’exécution des peines du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir des renseignements sur l’aménagement de sa peine. C’est là qu’il a été arrêté et conduit directement à la maison d’arrêt de Fresnes (94).

La maison d'arrêt de Fresnes © DRLa maison d’arrêt de Fresnes © DR

Déjà atteint d’une maladie inflammatoire rare, Abderraouf Belhassen est encore plus lourdement affaibli par sa grève de la faim qui l’a conduit à être hospitalisé le 3 mai dans le service de médecine de l’hôpital pénitentiaire de Fresnes. Selon un certificat médical établi mi-mai, il a perdu 24 kg en l’espace d’un mois et demi. Hydraté par perfusion, il continue de refuser « toute prise alimentaire que ce soit solide ou liquide, ainsi que tout complément vitaminique ». « Actuellement son pronostic vital n’est pas engagé à court terme, conclut le certificat, mais après un jeûne de plus de 50 jours, les complications à court terme vont apparaître. »

Condamné à plusieurs reprises, entre 1983 et 1998, à des peines de prison ferme et d’interdiction du territoire français (ITF) – pour trafic de stupéfiants, conduite en état d’ivresse et vol de voiture –, M. Belhassen effectue, en janvier 2003, un court séjour au centre de rétention de Versailles, avant d’être expulsé de force en Tunisie. Père de deux jumeaux de nationalité française, nés en 1993 à Suresnes (92), séparé de leur mère avec qui il entretient toujours de bons rapports, il décide de revenir en France deux ans plus tard pour contribuer à l’éducation de ses enfants et ce, malgré les multiples décisions d’ITF prononcées contre lui.

Lorsqu’il est de nouveau condamné, en 2007, pour conduite sans permis et séjour irrégulier, Abderraouf Belhassen pense pouvoir échapper à ce que l’on appelle communément la « double peine », notion sans fondement juridique qui recouvre en réalité l’expulsion administrative (arrêté d’expulsion ministérielle) et l’interdiction de territoire français.

Avocat au barreau de Seine-Saint-Denis et président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Stéphane Maugendre définit l’ITF comme « une peine complémentaire prononcée par une juridiction répressive (tribunaux correctionnels, cours d’appel correctionnelles ou cours d’assises), qui consiste en la défense faite à une personne de nationalité étrangère, reconnue coupable d’un délit ou d’un crime, d’entrer et de séjourner, pour une durée déterminée ou à titre définitif, sur le territoire français, une fois la peine effectuée. »

Or, depuis près de quarante ans, cette ITF est surtout l’objet d’enjeux électoralistes et de bras de fer politiques entre la gauche et la droite. Promesse non tenue de Mitterrand en 1981, modifications successives de la loi, création de « catégories protégées »… Depuis les années 70, les diverses déclarations (souvent d’intention) sur le sujet ont surtout contribué à brouiller davantage la notion.

La confusion atteint son paroxysme en 2003. Après une campagne nationale de plus de deux ans menée par le collectif « Une peine point barre », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, s’empare du sujet et annonce à grand renfort médiatique l’abolition de la double peine. « Ma conviction profonde : pour des étrangers nés en France ou ayant fondé des familles en France, la “double peine” est inhumaine, déclare-t-il en avril de la même année. Elle est contraire à l’intérêt général car elle provoque l’éclatement des familles. »

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  • Voir sur le site de l’Ina un débat entre Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen sur la double peine, en novembre 2003.

La double peine n’a jamais été abolie

L’annonce de Nicolas Sarkozy « immédiatement relayée par les médias, sans aucune vérification », est devenue « une réalité pour tous avant même que la loi devienne une réalité », explique Stéphane Maugendre (lire son article « Double peine, une réforme de dupes »). Mais dans les faits, la double peine n’a jamais été abolie. « La réforme a surtout permis à Sarkozy de se débarrasser des dossiers les plus emblématiques qui étaient au ministère de l’intérieur, poursuit le président du Gisti. Et effectivement, les arrêtés ministériels d’expulsion les plus gros ont sauté. Mais en tout état de cause, ça n’a pas réglé la situation de milliers d’autres personnes. »

Car la loi, adoptée le 26 novembre 2003, n’a in fine pas touché à l’ITF. Elle a en revanche mis en place « un système complexe en distinguant des catégories partiellement protégées et des catégories protégées, souligne Stéphane Maugendre. Or, l’examen du dispositif révèle que les premières sont très partiellement protégées, que les secondes sont loin de l’être totalement et qu’il renferme les conditions de son inapplicabilité. »

Qu’importent les nuances du texte de loi : la communication de Nicolas Sarkozy a fait son effet. Et comme beaucoup d’autres personnes – « des dizaines de milliers », estime le président du Gisti –, Abderraouf Belhassen se pensait à l’abri. D’autant qu’il remplit l’une des nombreuses conditions de l’article 131-30-2 du Code pénal qui indique que « la peine d’interdiction du territoire français ne peut être prononcée lorsqu’est en cause (…) un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans (M. Belhassen est entré sur le territoire pour la première fois en 1974 et n’entretient, selon son avocat, Me Sohil Boudjellal, plus aucune relation familiale effective dans son pays d’origine – ndlr) et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France (les jumeaux de M. Belhassen, de nationalité française, avaient 5 ans lorsque la dernière ITF de leur père a été prononcée – ndlr), à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, dans les conditions prévues par l’article 371-2 du Code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an (l’exercice de l’autorité parentale a été accordée conjointement à M. Belhassen et à son ex-femme par le TGI de Nanterre en janvier 2007 – ndlr) ».

Malgré ces élements, Abderraouf Belhassen devra repartir en Tunisie dès sa sortie de Fresnes, à l’automne prochain. Sa dernière ITF datant de 1998, elle reste applicable dans les conditions antérieures à 2003. Une requête en relèvement d’interdiction du territoire français a été déposée par son avocat le 28 mars à la cour d’appel de Versailles, de même qu’une requête en aménagement de peine auprès du juge d’application des peines de Créteil – une audience est prévue le 20 juin. Me Boudjellal a également écrit au ministère de la justice et au procureur pour les informer de la particularité de la situation de son client. Aucune réponse à ce jour. Quant à M. Belhassen, il se dit déterminé : il poursuivra sa grève de la faim tant que son ITF ne sera pas annulée.

Comme d’autres avant lui, il espère que son action mettra en lumière ce qu’il considère comme une injustice. Sa situation, loin d’être isolée, interroge plus largement sur l’avenir de la double peine, sujet enterré un peu trop vite au gré des alternances gouvernementales et des agendas politiques. Fin 2011, Claude Guéant avait évoqué l’éventualité de la rétablir avec un texte prévoyant une interdiction du territoire pour accompagner une condamnation pénale. Une proposition de loi « tendant à renforcer l’effectivité de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français », a été déposée en janvier par le député UMP Jean-Paul Garraud. À ce jour, le texte est resté sans suite, et pour cause : dans les faits, il existe déjà.

source : http://www.mediapart.fr/biographie/171673

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