L ’affaire date de décembre dernier. Elle commence avec une infraction au règlement. Placée en détention provisoire à la maison d’arrêt de Versailles depuis 2010, une détenue a profité de son statut de téléopératrice pour passer des appels personnels. L’ayant appris, la société MKT Sociétal décide de la déclasser – en prison, on n’embauche pas ou on ne licencie pas, on « classe » et on « déclasse ». L’intéressée, qui s’estime victime d’un licenciement, saisit alors la justice pour rupture abusive de contrat de travail. Ce qui se joue dans ce dossier dépasse largement les deux protagonistes. Il s’agit en réalité de savoir si le droit du travail doit ou non s’appliquer en détention, sachant que le statut de détenu n’a rien à voir avec le droit commun. Le Code du travail ne s’applique pas en prison. Comme l’indique le règlement intérieur de la maison d’arrêt de Nanterre, « la personne détenue qui travaille n’est pas un salarié », bénéficiant de la protection du droit du travail, « sauf pour les règles d’hygiène et de sécurité ». Ce qui signifie : pas de Smic, la non-application des procédures de licenciement, le non-paiement des journées de travail en cas d’arrêt maladie ou d’accident du travail, l’absence de congés payés, etc. « Faute de contrat de travail, les conditions d’emploi restent définies unilatéralement par l’administration pénitentiaire dans un “acte d’engagement professionnel”. Un ersatz de contrat impropre à garantir une protection sociale aux personnes incarcérées. L’administration n’étant même pas tenue d’y mentionner la durée du travail », note un récent rapport sur les conditions de détention. De l’avis des pouvoirs publics, la moindre productivité des personnels détenus justifie des salaires et des prestations bien inférieurs à ceux dont bénéficient les travailleurs libres. D’après eux, les normes associées au contrat de travail, qu’ils refusent d’appliquer, « créeraient des droits au profit des détenus », dont l’application serait source de « charges financières fortement dissuasives pour les entreprises », qui perdraient dès lors « tout intérêt à contracter avec l’administration pénitentiaire ». Mais comme le souligne aussi Philippe Auvergnon, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du droit comparé du travail, « l’administration a peur de perdre le moyen de pression que constitue le travail, notamment par le classement et le déclassement ». « Le travail est le moyen le plus puissant pour assurer l’ordre intérieur », peut-on ainsi lire dans une instruction sur le règlement général des prisons départementales datant du… 30 octobre 1841. « Cette philosophie a traversé les époques. Si les détenus sont en activité et ont un minimum de revenus, cela diminue d’autant les tensions et limite le phénomène de racket. Peu importe le contenu des emplois pourvu que les détenus soient juste occupés », résume Marie Crétenot, juriste à l’Observatoire international des prisons (OIP). Le problème, c’est que les places sont rares. Seuls 24,34 % des détenus avaient un emploi en 2010, selon l’OIP. À cela s’ajoute la faible rémunération : les revenus mensuels des travailleurs détenus tournent autour de 318 euros par mois, selon l’OIP. Soit environ trois fois moins que le Smic. Certes, il existe un salaire minimum de référence, mais, il n’est que rarement observé. Constitutif d’un « véritable laboratoire de flexibilité », selon Philippe Auvergnon, le travail en prison « est souvent utilisé comme variable d’ajustement par les entreprises ». Les personnes détenues se voient employées à titre de main-d’œuvre d’appoint, mobilisable en fonction des besoins. Comme le relève le sociologue Fabrice Guilbaud, « au cours du même mois, l’effectif peut varier de 0 à 90 détenus » dans un atelier et « passer du jour au lendemain du simple au double ». De telles oscillations ne sont évidemment pas sans conséquence sur le montant des rémunérations mensuelles, qui peuvent d’un mois à l’autre être divisées par deux, trois ou quatre. L’offre de travail est donc rare et pourtant la demande est élevée de la part des détenus, contraints d’accepter des travaux débilitants. Car cela fait partie des conditions pour obtenir des remises de peine. « Le travail n’est plus obligatoire depuis 1987, mais la loi pénitentiaire de 2009 implique une obligation d’activité. Les détenus sont donc dans une forme d’obligation sociale de se trouver un revenu, car le travail offre des remises de peine supplémentaires. Le travail est dans une logique de récompense », analyse Fabrice Guilbaud. Et c’est aussi un moyen de survivre. Car contrairement aux idées reçues, il faut de l’argent pour vivre en prison. 30 % des détenus disposent de moins de 45 euros pour “cantiner” quand il faut au minimum 200 euros par mois pour vivre derrière les barreaux (acheter des produits de première nécessité, compléter la nourriture servie ou louer un téléviseur). À cette précarité de l’emploi s’ajoute l’impossibilité de prétendre à des indemnités journalières en cas d’arrêt maladie ou d’accident du travail. Pourtant, les entorses aux règles d’hygiène et de sécurité sont légion. Un bilan dressé par l’administration pénitentiaire en 2008 montre que plus d’un tiers des observations faites dans les établissements inspectés depuis 2005 sont restées lettre morte. Si beaucoup de détenus se plaignent de leurs conditions de vie et de travail, peu s’engagent sur la voie de la judiciarisation. « Comme il n’y a pas de règles, beaucoup craignent de perdre leur boulot en faisant valoir leurs droits », note l’OIP. « Ce qui domine lorsqu’ils sortent de prison et qu’ils parlent de leur travail en détention, c’est la révolte », confirme Nelly Grosdoigt, la directrice de l’Espace liberté emploi, seule agence Pôle emploi spécialisée dans l’accompagnement des sortants de prison. « Ils ont l’impression d’avoir été exploités. Leur vision du travail serait meilleure s’ils étaient davantage et mieux mis en valeur. » Repères Moins de 10 000 détenus (sur 62 000) travaillent à la pièce, pour à peine 3 euros brut de l’heure, au profit de PME et de sous-traitants de quelques marques connues (Renault, Yves Rocher, L’Oréal, Agnès B, Post-it). La rémunération du travail en prison est réglementée par le Code de procédure pénale : 45 % du Smic pour les activités de production, de 20 à 33 % pour le service général. En principe, « les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celle des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre », selon le Code. Le taux d’emploi des détenus : 24,34 %, l’un des plus bas depuis 2000. Il atteignait alors 37 %.
source : http://www.humanite.fr/societe/travail-en-prison%E2%80%89-zone-de-non-droit-laboratoire-de-flexibilite-497800-
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