État policier : quand les bourreaux deviennent les victimes
Plus de quatre ans après la mort de Lakhamy et Moushin, percutés par une voiture de police à Villiers-le-Bel, le conducteur du véhicule devra répondre d’une accusation d’homicide involontaire devant le tribunal correctionnel de Pontoise. Un procès qui intervient au terme d’une série de non-lieu expéditifs, suivis de recours et – finalement – d’une mise en examen concédée comme un gage de bienveillance et d’équité. C’est en effet à quelques jours de l’ouverture du procès en appel des « tireurs présumés de Villiers-le-Bel » (le procès en première instance s’est tenu en octobre 2011) que ce renvoi en correctionnelle a été annoncé. Difficile de ne pas faire le lien entre les deux. De ne pas se dire qu’il s’agit d’un côté de délier les mains à la justice pour lui permettre de frapper fort ces « tireurs présumés » de l’autre. Le 19 avril dernier, on apprenait en outre qu’un des policiers présents dans la voiture de police était poursuivi pour « faux témoignage ».
La justice est sortie renforcée de l’exécution judiciaire des frères Kamara lors du procès des tireurs présumés : elle a démontré que son couperet peut s’abattre librement, sans autres motifs que les impératifs sécuritaires qu’elle cautionne et nourrit. Et cette démonstration a été acceptée par une grande partie de la population.
Après ce procès destiné à souligner la puissance de la justice, celui du conducteur du véhicule de police a une fonction symbolique : il s’agit de faire croire que la justice est aveugle – aux races, aux uniformes, aux fonctions – et donc impartiale. Et si le conducteur écope finalement d’une condamnation de pure forme, cela ne sera pas dû à son statut, aux durcissements des revendications d’impunité du corps policier, au rôle essentiel que joue la justice dans la cohésion des différentes branches de l’État, mais aux « éléments du dossier » insuffisants ou au « doute raisonnable » d’un juge bienveillant.
Au moment du verdict, il faudra évidemment se souvenir des peines éliminatrices assénées aux frères Kamara en octobre 2011 : 15 et 12 ans. Mais il faudra également garder en tête les peines de principe dont ont « écopé » en janvier 2011 les policiers responsables de la mort d’Hakim Ajimi, étouffé par la BAC de Grasse, en plein centre-ville devant une dizaine de témoins1. Il faudra se souvenir du sourire triomphant du meurtrier de Youssef Khaïf lors de son acquittement au terme d’un « procès colonial »2, de la relaxe du gendarme qui il y a quelques années abattait Joseph Guerdner de plusieurs balles dans le dos, de la mise à mort de Karim Boudouda au pied de son immeuble à Grenoble en 2009, de Wissam El Yamni lynché par la police à Clermont-Ferrand le 31 décembre 2011. Il faudra se souvenir des victimes salies par les procureurs et les juges, les syndicats policiers et les médias. Oui, il faudra ne rien oublier de tout cela pendant ce procès prétendument destiné à « apaiser les esprits », un procès « de paix et de réconciliation »3. Sa tenue marquera la clôture, légale et symbolique, de la « bataille de Villiers-le-Bel ». Et montrera à nouveau que toutes les vies ne se valent pas ; une inégalité qui se traduit en décès ou en années de prison pour certains, en sursis ou en avancement professionnel pour les autres.
Le procès du conducteur intervient par ailleurs à un moment-clé : à la revendication du statut de victime, que les policiers mettent en avant depuis 2005, est venue s’ajouter celle d’un permis de tuer, comme l’ont montré les manifestations de policiers soutenant leur collègue mis en examen pour homicide volontaire après la mise à mort d’Amine Bentounsi à Noisy-le-Sec le 21 avril 20124.
Lors des révoltes de Villiers-le-Bel, puis de leur répression judiciaire, la figure du policier-victime était l’enjeu central. C’est pourquoi on assista à une « saturation médiatique » autour des violences subies par la police et des tirs au plomb, quand il n’y avait là en réalité rien de très nouveau. Cette propagande médiatique, puis judiciaire lors des divers procès, a permis un renversement : les vraies victimes n’étaient plus Lakhamy et Moushin, mais bien les policiers blessés et « traumatisés ». En d’autres termes, le bourreau est devenu victime. C’est cette inversion qui fonde la revendication policière d’une « présomption de légitime défense », soit l’inscription dans le droit de l’impunité policière – de quoi faciliter aussi la tâche de la justice quand elle blanchit les auteurs de crimes policiers, en lui fournissant une arme judiciaire imparable. Et ce nouveau statut de victime accordé par les médias et la justice intervient alors même que le modèle d’action policière et de maintien de l’ordre (armement, unités de harcèlement dans les quartiers populaires) devient plus offensif.
Vérités
« À l ’heure actuelle, on ne sait pas comment ça s’est passé. On n’a pas de témoignage. Mais il y a tellement d’ancienneté, d’anecdotes qui se passent, ils ont une telle habitude de violence, ils ont une telle habitude d’un comportement discriminatoire qu’on ne croit pas dans ce qu’ils disent, qu’on ne croit pas dans leur version. »5
Le procès s’ouvrira le 29 juin, la plupart de ses séances seront sans doute consacrées à l’examen détaillé des circonstances de la collision entre la moto sur laquelle circulaient Lakhamy et Moshin et la voiture de police, à la comparaison entre la déposition du conducteur et les conclusions de l’expertise. Avec cette question à trancher : le 25 novembre 2007, par sa conduite, ce policier s’est-il rendu coupable d’homicide involontaire ?
Mais on ne saurait cantonner la vérité à la détermination des circonstances précises de la mort de Lakhamy et Moshin. Car cette vérité est également à chercher dans la fréquence des parechocages policiers, dans le nombre de personnes qui meurent en tentant de fuir la police, dans l’occupation policière, dans les méthodes de chasse des unités de police déployées dans des territoires perçus comme fondamentalement hostiles, étrangers. Elle est dans ce que la sœur de l’un des « tireurs présumés » appelle « l’insécurité policière ». Une vérité qui n’émerge jamais dans les enceintes des tribunaux. Pourtant, la peur de la police qui pousse irrésistiblement à fuir, sa fonction de répression et de harcèlement, son histoire faite de violences et d’occupation/« reconquête » de territoires « perdus », sont déterminantes dans la mort de Lakhamy et Moshin, de Mohammed Ben Mâamar, de Yakou Sanogo, de Malek Saouchi.
Au fond, deux processus parallèles permettent de retracer la vérité sur une mort imputable à la police. Le premier est l’enchaînement des événements : Lakhamy et Moushin circulent à moto, une voiture de police – lancée à 60 km/h, en phase d’accélération – les percute, ils sont projetés et meurent. Les policiers quittent rapidement les lieux.
Le second processus est social et historique. Il se compose du harcèlement policier au quotidien (Lakhamy et Moshin avaient été contrôlés par la BAC au cours de la journée), de la mémoire de la police dans le quartier (des humiliations, des GAV injustifiées, des coups, des accusations d’outrage ou de violence) et de fragments d’histoire (des récits du 17 octobre, du racisme subi par les anciens, des crimes policiers connus dans le quartier et dans d’autres). Et c’est ce second processus, cette seconde force, qui est systématiquement écarté par les procureurs, les tribunaux et les médias, voire par les avocats de la défense.
C’est peut-être parce que cette seconde dimension est systématiquement mise à l’écart qu’une impression de « tout recommencer à zéro » se dégage à chaque nouvel élément s’inscrivant dans cette succession de crimes impunis. Dès qu’une famille et un quartier perdent un proche sous les coups, les balles ou le pare-choc d’une voiture de police, les mêmes élément s’enchaînent. À chaque nouvel épisode, on demande aux familles de faire preuve d’humilité et de « patience » devant les mensonges institutionnels qui salissent la mémoire de leurs proches, devant des non-lieux ou des acquittements, devant des procès où le mépris de l’appareil judiciaire succède à celui de la police.
« Que vaut la vie de Youssef ? », demandaient les militants du MIB au moment du procès du meurtrier de Youssef Khaïf. Une question qui n’a cessé de se poser depuis, suscitant toujours la même réponse. Depuis une trentaine d’années, les procès d’auteurs de crimes policiers démontrent que s’en « tenir aux faits » ne suffit jamais à obtenir gain de cause devant la justice. De l’affaire Youssef Khaïf6 à la mort d’Hakim Ajimi, l’histoire se répète : à chaque fois, tous les « faits » et « éléments » accusent lourdement et sans ambiguïté les policiers, mais ils sortent du tribunal acquittés ou avec des peines de prison avec sursis. Au fond, rester au plus près des faits et établir un dossier à charge ne comblera jamais le fossé qui existe entre des vies qui valent moins que d’autres et les représentants d’une institution dont le rôle central dans la mise au pas de certains territoires lui garantit le soutien sans faille de l’État.
C’est bien pour cela que la vérité que recherchent les nombreux « comités vérité justice » est aussi faite des lenteurs, des entraves, des contradictions de l’appareil judiciaire, de son refus de reconnaître l’évidence. Le traitement judiciaire d’un crime policier est une partie de la vérité : elle révèle ce que vaut la vie d’un arabe, d’un Noir, d’un gitan, mais aussi ce que vaut la liberté d’un policier. Elle révèle ce que la police peut, sans courir de risque, lui faire subir.
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Retour sur les faits
Le 25 novembre 2007, Lakhamy et Moushin, deux adolescents de Villiers-le-Bel, âgés de 15 et 16 ans, trouvent la mort après une violente collision entre leur moto et une voiture de police. Les autorités publiques s’empressent d’attribuer ces deux morts à un simple et malheureux « accident » de la circulation. Les habitants tiennent quant à eux un discours bien différent. Un témoin affirme en effet que « les policiers les ont volontairement tamponnés ». Un autre avance : « Ils voulaient les bloquer sur le trottoir. Ils ont déjà fait cela […] les policiers ont coupé la route à la moto »7.
Marie-Thérèse de Givry, procureure de la République de Pontoise, confirmera la version policière avant même le début de l’enquête : il s’agirait d’un « accident de la circulation », un simple « refus de priorité » survenu entre une mini-moto « non homologuée », « sans freins ni éclairage », qui circulait « à vive allure », et un véhicule de police circulant « normalement », qui n’était pas « particulièrement en opération ».
L’IGPN (Inspection générale de la police nationale) est saisie le lendemain pour des « faits d’homicide involontaire et de non-assistance à personne en danger ». Très rapidement, la « police des polices » écarte la responsabilité des siens : la moto roulait « à très vive allure » et les deux jeunes auraient refusé de céder la priorité à droite dans une intersection. Les agents à bord de la voiture ont déjà été entendus, et c’est sur la seule base de leurs déclarations, réalisées collectivement, que l’IGPN a écarté leur responsabilité : leur voiture roulait « normalement, sans dépassement de vitesse en agglomération et sans gyrophare », « les policiers n’ont pas pu faire autrement », ils n’auraient pas pu éviter le choc, « très violent »8.
La procureure de la République de Pontoise, Marie-Thérèse de Givry, déclarera le lundi 26 novembre à la presse que trois témoins entendus le dimanche soir avaient confirmé la version des policiers au sujet des circonstances de l’accident9.
L’instruction suit son cours. Le 28 novembre, une information judiciaire – « contre X », alors que les responsables sont connus – pour homicide involontaire est ouverte. Rapidement, elle établit les torts des deux jeunes : leur mini-moto n’était pas homologuée, elle n’avait ni freins ni éclairage, les deux jeunes ne portaient pas de casque. L’expertise technique, dont les résultats sont rendus publics le 1er juillet 2008, contredira la version officielle : le rapport explique en effet que les policiers roulaient à 64 km/h au moment de la collision. La voiture circulait sans gyrophare ni avertisseur et les agents avaient auparavant déclaré qu’ils roulaient à 40 ou 50 km/h. Ajoutons que le véhicule était en phase d’accélération au moment de l’impact avec la moto10.Le 23 octobre 2009 une ordonnance de non-lieu est rendue. En avril 2010, la chambre d’instruction de la cour d’appel de Versailles infirme ce non-lieu et ordonne un supplément d’information, qui aboutira à la mise en examen du conducteur pour homicide involontaire le 22 septembre 2011. Parallèlement, en juin 2010, les avocats des familles des victimes déposent une plainte qui débouchera sur la mise en examen d’un autre policier pour faux témoignage.
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Soirée de soutien aux prisonniers de Villiers-le-Bel, le 10 juin prochain, Montreuil
Programme plus détaillé ICI.
1 . Cf. Collectif Angles Morts, « ’On vous laisse entre vous’. Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi ». Jean-Michel Moignier s’est vu condamné à 18 mois de prison avec sursis, Walter Lebeaupin à 24 mois avec sursis, Jim Manach à 6 mois avec sursis. Suite à cette condamnation, sept policiers de la BAC de Grasse présentent leur démission : il s’agit d’« un geste symbolique fort, signe d’un soutien entier et franc à nos collègues Jean-Michel Moinier et Walter Lebeaupin », déclarait un membre du syndicat Unité SGP-Police.
2 Cf « Nous sommes tous Youssef ».
3 Déclaration de Jean-Pierre Mignard, avocat des familles de Lakhamy et Moshin, cité dans « Villiers-le-Bel : un policier devant la justice pour homicide volontaire », Le Monde, 22 septembre 2011.
4 « Pour Alliance Police Nationale, c’est simplement inacceptable. Comment peut-on placer notre collègue dans la même catégorie que les meurtriers qui tuent nos collègues ? », s’indignait ainsi un syndicat policier. Cf. Rafik Chekkat, « La peine de mort a été abolie, pas la mise à mort ».
5 . Propos de Tarek, militant du MIB, le jeudi 6 juin 2002 sur les lieux de la mort de Mohammed Berrichi, à Dammarie-lès-Lys. Mohammed Berrichi, meurt le jeudi 23 mai après avoir percuté un trottoir, alors qu’il roulait en scooter à Dammarie, poursuivi par la BAC. Sa mort est intervenue deux jours après celle de Xavier Dem, abattu par la police le 21 mai 2001 à la cité du Bas-Moulin, à Dammarie.
6 Cf. le film de Mogniss H. Abdallah, Que vaut la vie de Youssef ?, Im’media/MIB, 2001.
7 « Cinq questions autour du décès de Larami et Moushin », Le Parisien, 27 novembre 2007.
8 « Les interrogations autour de la mort de Larami et Moushin », Le Monde, 27 novembre 2007.
9 « Villiers-le-Bel : quarante policiers blessés », Liberation, 25 novembre 2007.
10 « Expertises embarrassantes pour la police », Libération, 02 juillet 2008.