On a rendez-vous dans le petit restaurant associatif dont il s’occupe depuis peu avec sa compagne Francine, Porte de Vanves dans le 15e arrondissement1. A la bourre, il finit par arriver, rigolard et chaleureux. Entre deux tables desservies, deux discussions avec les habitués du lieu, deux pauses clopes, il s’enflamme, provoque, ravi de se mettre en scène.
Grande gueule devant l’éternel, Hafed Benotman parle de tout, saute d’un sujet à l’autre, toujours provocateur, rarement dans la mesure. Entre ses expériences carcérales, son militantisme, ses romans, ses expériences du braquage, sa vision de la société contemporaine etc., on se laisse porter par la verve du personnage, la justesse de ses constats radicaux et ses talents de conteur.
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Très vite, on abandonne l’idée du portrait. Impossible à réaliser, le bougre a trop de facettes : s’attarder sur une, c’est délaisser les autres. Et quel angle choisir, quel personnage privilégier ?
L’amateur de bons mots qui, un jour de musculation dans la prison de Fresnes, taille une bavette avec Rachid Ramda (celui qui a financé les attentats islamistes de 95), se voit reprocher son désintérêt pour la religion et rétorque d’un cinglant « L’islamisme ? La barbe ! » ?3
Le Mesrine non-violent, bandit multirécidiviste spécialisé dans les attaques de banque en solitaire et sans arme, Arsène Lupin classieux qui ne regrette rien ?
Le militant qui tient un blog cinglant sur Bibliobs (Style au noir,ici), a contribué à la création du journal favori des taulards, l’Envolée, et participe à l’émission de radio du même nom4 ?
L’auteur de polars à la plume acérée, publié sans le savoir alors qu’il était en cavale, qui se revendique « cancre » intellectuel mais cite Nietzche comme influence majeure ?
Le symbole de l’absurdité des politiques d’immigration françaises, Algérien né en France mais à qui on refuse des papiers, type décidé à bosser mais interdit d’activité professionnelle ?
Cruel dilemme qui ne laisse pas le choix : on revient au principe de l’entretien. Et on laisse dérouler la cassette. Le lecteur n’y perdra rien, bien au contraire.
Tu as passé une grande partie de ta vie en prison. A quel point cette expérience a défini l’homme que tu es ?
La prison, c’est le territoire où j’ai rencontré quasiment toutes les pathologies existantes. C’est comme un carrefour où se croisent des destins déviants : les fous, les malades, les vrais assassins, les innocents, avec toutes les catégories sociales et quasiment toutes les nationalités. J’y ai rencontré des Américains, des Africains, des Asiatiques etc. Si tu n’es pas ouvert, si tu ne cherches pas à t’ouvrir à eux, alors tu te replies, tu te scléroses, tu commences à tomber dans le mépris. Ce que j’ai toujours évité.
A l’arrivée, la prison n’a pas été un terrain d’écriture pour moi. Par contre, ça a été un terrain de rencontre.
Un « terrain de rencontre » ? Ca ne va pas trop avec l’image qu’on a des prisons…
J’ai 16-17 ans de taule derrière moi. Et je peux te dire que l’ultra violence carcérale, c’est un fantasme, un mythe. Le truc sur lequel jouent les séries américaines comme Prison Break ou que met en scène Hollywood. Ce n’est pas la réalité en France, même si ça existe aux États-Unis.
Avec cette concentration d’êtres humains qui vivent et cohabitent se crée forcément une forme d’entraide, de solidarité. Sinon, tu verrais les ambulances et les corbillards sortir constamment des prisons. Ce n’est pas le cas. Il y a un équilibre qui se fait, avec une certaine dose de tolérance. Ça naît aussi d’une situation commune : tous sont écrasé par le même système. Plus tu compresses les gens en prison, plus ils deviennent solides, agglomérés et solidaires. Chacun a une histoire, qui renvoie à celle de l’autre. Quand tu es dans le fourgon et qu’on te met les chaînes aux pieds, il y a quelque chose qui se crée avec ceux qui sont en face de toi, dans cette même situation humiliante.
Tu as commencé à écrire en prison ?
L’écriture me vient d’avant la prison. A l’intérieur de la prison, l’écriture m’a plutôt servi d’arme de combat. J’ai commencé à écrire des courriers pour les copains, à m’intéresser au droit (je suis devenu un bon juriste à force d’aider les copains sur leurs dossiers). Ça m’a amené à une écriture politique. J’ai très peu écrit de fiction en taule, j’ai fignolé certains récits écrits avant, mais je n’ai lancé aucun roman alors que j’étais enfermé. Par contre, j’ai écrit beaucoup d’articles de presse. Et on a crée un journal, L’Envolée, qui existe encore maintenant et auquel je participe toujours.
Dans ton dernier livre, Marche de nuit sans lune5, tu développes une vision très sombre de l’humanité.
C’est vrai que j’ai une vision très brutale de l’homme. L’approche du roman noir t’amène à aller fouiller vraiment dans la merde. D’ailleurs, les meilleurs écrivains de roman noir sont ceux qui vont chercher très loin dans l’horreur humaine.
Dans mes romans, je défends les criminels, dans le sens où je ne les juge pas, je les pose comme ils sont. Je les aimes ou je ne les aime pas, là n’est pas la question. Mais j’ai toujours préféré le criminel qui passe à l’acte et qui en paye les conséquences, par la prison, la mort ou l’exil, que celui qui commet des crimes dans l’impunité, le délateur qui se cache derrière les lois. Ce qui me débecte vraiment, c’est l’impunité des salauds.
Avec quatre condamnations, tu es entré pour la première fois en prison en 1976 et tu en es sorti la dernière fois en 2007. Le système carcéral a évolué ?
Dans le fond, la prison n’a pas changé. Que ce soit dans les années 1970 ou 2000, ça reste insoutenable, puisque c’est du domaine de l’enfermement. Ce que eux appellent des améliorations relève du confort : si tu as de l’argent, tu peux cantiner une télé, par exemple. Mais avec ou sans la télé, tu restes enfermé entre quatre murs. Le fond n’a pas changé. Si on t’enfermes pendant 20 ans dans une chambre du plus beau palace de Paris, tu pètes les plombs aussi.
Pour le reste, ça s’est évidemment aggravé. D’abord, les peines sont plus longues, il y a désormais des perpétuités réelles. Avant, quelqu’un condamné à perpét sortait au bout de 15 à 20 ans ; maintenant, ce sera au bout de 25 à 30. Sous prétexte de confort carcéral, on a allongé les peines. Alors qu’on se fout du confort en taule, ce qui est horrible, c’est de se faire prendre un long moment de sa vie.
Moi, je suis un voleur. Mais je ne suis jamais tombé dans ce qu’on appelle « l’irréparable ». Si demain j’écris un best-seller qui se vend à 3 millions d’exemplaires, je pourrais aller voir les banques et dire : « Je vous rembourse ». Je pourrais le faire. Mais je ne le ferai bien sûr jamais. Pour la bonne raison qu’eux ne me rendront jamais une seule seconde de ma vie. Je n’ai jamais tué personne, donc jamais touché au temps de vie des autres. Eux si.
Tes braquages n’ont jamais tourné de manière sanglante. Tu as eu de la chance ?
Non. Chez les braqueurs pour qui ça tourne mal, il y a de la malchance mais surtout de la bêtise. De nos jours, si tu es braqueur et que tu rentres dans une banque, tu n’as pas grand chose à faire. Il y a des protocoles bancaires qui disent : « Quoi qu’il se passe, l’important est que le malfaiteur sorte le plus vite possible. Vous avez ordre de lui donner ce qu’il veut. »
Quand je suis passé en cours d’assise, le personnel des banques est venu. Aucun ne m’a demandé un centime de dommage et intérêt pour « traumatisme ». Ils auraient pu.
Tu n’utilisais pas d’arme ?
Non, pas besoin d’arme pour braquer une banque. Tu fais juste croire que tu en as une. Un hold-up, tu le fais discrètement, tu n’entres pas en hurlant et avec un bas sur la tête, ou sinon tu es tout de suite repéré par les caméras de surveillance et les flics déboulent. Je braque sans que personne ne s’en rende compte, en dehors des personnes à qui je m’adresse.
Dans la vision commune du braquage, il y a une part de fantasme, très cinématographique. Alors que le hold-up doit être le plus calme possible.
Mais si ton visage apparaît sur les caméras, tu te fais très vite prendre, non ?
Non, parce que c’est chercher une aiguille dans une botte de foin. Même en tant que récidiviste, si tu fais ça bien, ils ne te trouvent pas dans leurs fichiers. Tu te débrouilles pour que ton visage soit un peu camouflé, maquillé ; les caméras filment d’en haut, donc la qualité est un peu médiocre. Pour mon dernier braquage, ils cherchaient un type entre 25 et 30 ans, alors que j’en ai dépassé 40 ans. Il faut jouer de ça, aussi. Tu sais que si tu y vas à visage découvert, les mecs se disent que c’est ton premier braquage et n’ouvrent pas leurs fichiers. Ça met à mal le mythe de la police scientifique qui débarque avec son arsenal de limier, mais c’est comme ça que ça se passe. Pour te faire choper dans ces conditions, il faut que tu sois dénoncé.
Si c’est si simple, pourquoi es-tu tombé quatre fois ?
Ce qui est mauvais, c’est de bosser à plusieurs. Plus tu multiplies les associés, plus ça risque de mal tourner. Moi, c’est un ami qui m’a balancé la dernière fois. C’était un pote qui croyait qu’on ne pouvait pas braquer une banque sans arme, dans sa tête c’était impossible. Je lui ai proposé mais il s’est dégonflé et m’a posé deux lapins. J’ai fait le truc tout seul et lui a préféré braquer des hôtels. Il s’est fait choper. Comme il sortait de prison, les flics lui ont demandé s’il avait des trucs à raconter. Et il m’a balancé.
Là, l’erreur venait de moi. Se faire dénoncer à 20 ans, c’est normal. Passé 40 ans, c’est impardonnable. J’ai pris 3 ans et demi. L’avocat général a dit : « Mettez moi cette saloperie dehors, il en chiera plus qu’en prison… » Il n’avait pas tout à fait tort : la prison ne m’atteint pas.
Comment ça ?
La plus grande violence faite à l’humain c’est la soumission. Moi, ils ne m’ont jamais soumis : j’écrivais, je revendiquais, je vivais. Je me suis fait virer de Fleury-Mérogis, la grande usine carcérale, parce que quand le directeur a su que j’étais là, il m’a fait transférer en urgence à Fresnes. A Fleury, en promenade, tu es entre 100 et 200 personnes, tu peux parler avec eux, fomenter une révolte. Alors qu’à Fresnes, on était deux en promenades, deux DPS (détenus particulièrement surveillés). J’étais avec un mec du Monténégro qui ne parlait pas Français et qui ne pensait qu’à s’évader. Ensuite, ils m’ont mis avec les Basques, puis avec les Corses. Des endroits ou je ne pouvais pas faire de prosélytisme.
Et je suis toujours sorti en fin de peine. Jamais en conditionnelle. Parce que je ne me suis jamais soumis. Je n’ai jamais été dans la comptabilité, parce que le terrain m’intéressait.
C’est un point de vue très particulier…
Je suis atypique, complètement. C’est pour ça que j’écris aussi. J’ai un regard très distancié sur la chose, j’en profite pour accumuler du matériau.
Tu t’es déjà évadé ?
Oui, sans violence. Je me suis fait envoyer un faux dossier médical disant que ma mère était morte. J’étais en fin de peine, ils m’ont laissé six heures pour aller à l’enterrement, sans escorte. Permission exceptionnelle, je me suis fait la belle.
Ce n’était pas un peu contre-productif, de s’évader en fin de peine ?
Un type qui est en permission et qui revient pas, c’est un imbécile, je te l’accorde. Dans mon cas, je devais passer devant une commission d’expulsion à la sortie, pour me renvoyer en Algérie. Ils m’auraient directement renvoyé là-bas, je préférais être en cavale.
Tu es sans-papier, c’est ça ?
Je suis né en 1960, en France, sous ce qu’on appelle le statut d’indigénat. Sujet Français mais pas citoyen Français, car fils d’Algériens. Ceux nés avant l’indépendance pouvaient demander à devenir français. Mais à l’adolescence, je ne pouvais pas dire ça à ma famille. C’était un peu comme si tu avais annoncé à tes parents français en 1950 « je veux devenir allemand », ça n’aurait pas passé. C’est pour ça, parce que personne ne voulait exploser la cellule familiale, que la majorité des réintégrations à la nationalité française se sont faites dans les années 1990. Moi, à cette époque, je ne pouvais plus, à cause de mon casier6
Et maintenant, tu es potentiellement expulsable ?
Je vais passer devant une commission de titre de séjour pour savoir s’ils me donnent une carte de résident, valable six ans. J’attends. Si elle me dit non, j’irai au tribunal administratif et je ferai appel si nécessaire. Et si la cour administrative d’appel refuse, j’irai en cour européenne : elle condamnera obligatoirement la France.
Le problème, c’est que pendant ce temps, ils ne me laissent pas travailler et que je n’ai pas de couverture sociale. Eux veulent me faire péter les plombs, que je replonge. Ils me connaissent, ils savent que je ne suis pas quelqu’un qui va aller mendier. Si j’ai besoin de cent euros, je taperai un pote. Je le ferai une fois, deux fois, trois fois peut être. Et à un moment, je vais dire : « Oh là, ça va, y’en a marre. Elle est où la banque ? »
Tu voudrais travailler et on ne te laisse pas le faire ?
Oui. Le réalisateur Jacques Audiard voulait bosser avec moi sur son prochain film, il a écrit au préfet pour demander une simple dérogation, pour me permettre de bosser. Ils ont dit non. Il y a beaucoup de gens comme moi. Fondamentalement, ils ne veulent pas de la réinsertion, elle n’arrange personne.
La récidive sert tout le monde. Elle fait tourner l’insécurité, elle laisse en prison des travailleurs sous-payés (ils ont fait le calcul, ça leur revient moins cher de faire bosser un type en prison que de faire bosser des gosses dans le tiers-monde) pour lesquels il n’existe pas de droit du travail. Le prisonnier, c’est le fantasme du chef d’entreprise. En France, tu as des communes qui pleurent pour avoir une prison sur leur territoire. Ça fait travailler les commerçants, ça apporte une main d’œuvre, ils bossent pour la ville…
La prison telle que tu la décris est une métaphore de la société ?
La prison est la matérialisation physique de l’enfermement extérieur. Mais c’est le dernier enfermement d’une chaîne. Le mec qui dort dans la rue avec son carton est un taulard. Il est peut-être plus misérable que le mec en prison.
Et la récidive arrangerait tout le monde ?
Bien sûr. On nous fait passer pour des monstres. L’idée principale, c’est qu’on passe notre temps à nous violer et à nous sodomiser dans les douches. Le cliché de base. Quand tu sort, les gens te voient comme un pervers. Le mec à qui tu demandes un emploi, il te regarde en pensant que tu t’es fait enculer sous la douche. Ta parole n’est plus crédible. Là aussi, le cliché te pousse à la récidive : personne ne veut de la réinsertion, puisque tu es déjà catalogué monstre irrécupérable.
Regarde-moi : je suis un multirécidiviste. J’ai des papiers valables trois mois, avec marqué dessus « n’autorise pas son titulaire à travailler. » Tu t’imagines ? On me dit, tu n’as pas le droit de bosser. Donc on me pousse à récidiver. Si je n’étais pas intelligent, si je n’étais pas en guérilla sociale via mon association, si je n’avais pas mon éditeur Rivages, comment je ferais ? Je finirais dans un carton, ou je deviendrais dangereux, ou je me laisserais pousser la barbe et j’irais voir mes frères musulmans en leur disant : « T’as vu ce qu’elle me fait, la France ? Je suis né ici et elle ne me laisse pas travailler, elle ne me donne pas de papiers, vengeons-nous. » D’une manière ou d’une autre, l’état aurait réussi à me recycler. Soit en taulard, soit en SDF, soit en islamiste, soit en fou dangereux.
C’est ce que décrit Bunker : une fois en prison, tu y reviens toujours.7
Quand tu as vu les coulisses et qu’on te dit « veuillez vous asseoir dans la salle pour regarder le spectacle », tu le regardes d’un autre œil. Tu n’y crois pas. Comme un tour de magie quand tu connais le truc.
Que penses tu d’associations comme l’Observatoire International des Prisons (OIP) ? Ils tentent de faire bouger les choses, non ?
Ils sont aussi dans le fantasme et dans la compromission. Je les connais très bien, je me suis même engueulé en direct sur France 2 avec Thierry Lévy, qui était président de l’OIP.
A l’Envolée, on avait la preuve qu’un type avait été tué par des matons. Le type était mort de ça, clairement, il avait été tabassé. Rentré le vendredi en prison, il avait été retrouvé mort le dimanche matin. L’administration disait qu’il s’était suicidé mais on avait la preuve formelle qu’il s’était fait défoncé la gueule au mitard. Dans l’émission, en direct (ils m’ont plus jamais réinvité…), je leur ai balancé le dossier en disant : « Tenez, voilà ce vous devriez traiter en priorité ! »
Le gamin s’appelait Eric Blaise, l’OIP avait le dossier. Ils l’ont gardé sous le coude, parce qu’ils sont financés par l’état et qu’ils ont des salariés. Alors c’est vrai : ils dénoncent quand il y a de vrais suicides, ils dénoncent la saleté des douches, des trucs comme ça, qui ne mangent pas de pain. D’ailleurs, il n’y a plus un seul taulard dans l’OIP. Quand on leur reproche, ils répondent : « On parle pour eux. » Du pipeau !
A t’entendre, on a l’impression que tout ce qui se dit sur les prisons relève du fantasme.
Bien sûr. Je te donne un exemple : demain, TF1 vient me filmer pour le JT. Ils vont m’interroger sur l’islamisation du monde carcéral. La nana ne me connait pas vraiment, mais moi je sais très bien ce qu’elle voudrait entendre : que les islamistes infestent les prisons. Je dirai le contraire, car ce n’est pas de l’islamisation mais de la solidarité communautaire. Le musulman en prison, il tombe sur d’autres musulmans qui vont l’aider, lui filer du tabac, des timbres. Forcément, il est tout seul, alors il se rapprochera d’eux. Mais c’est tout.
Si jamais l’islamisation était une réalité en prison, j’en serais le premier ravi, même si je suis athée. Parce qu’ils feraient tout péter à l’intérieur.
Ta valeur suprême, c’est l’insoumission ?
Je ne me rappelle plus qui a dit « Si le monde peut être sauvé, il le sera par des insoumis8 », mais j’y crois profondément. Tu as toujours des personnes, même dans les sociétés archaïques, qui se sont levées pour protester et garder leur fierté. Ce sont elles qui rattrapent la saloperie de l’humanité.
Donc, oui : je me revendique insoumis. Je suis convoqué demain matin à la préfecture pour une prise d’ADN, mais je n’irai pas. Je risque la taule, mais il est hors de question que je file mon ADN, que j’accepte ça alors que j’ai soutenu des collectifs qui se sont fait prendre sur des manifs et qui ont refusé. Après, si je suis dans une cellule et qu’ils me veulent mon empreinte ADN, je dirais OK. Car je répondrais à un rapport de force, je serais en position de faiblesse. Mais que j’y aille de moi même, il n’en est pas question.
Il y a eu une époque où le travail était obligatoire en prison (c’est Mitterrand qui, en 1982, y a mis fin). Mais je n’ai jamais accepté : réfractaire total, j’ai alors passé mon temps de prison au mitard. Dans une petite cellule avec rien du tout. Quand ils m’en sortaient, ils me disaient, « bon tu vas travailler là, dans cet atelier », je répondais « non ». Et je retournais au mitard.
Ça ne t’as pas plus marqué que ça ?
Non, c’est l’inverse qui m’aurait marqué. De me soumettre. De me courber pendant des heures sur un boulot débile. J’ai toujours tenu à l’insoumission plus qu’à tout. Même après ma sortie : on m’a invité sur des plateaux télé, mais je n’ai jamais baissé ma garde comme ils le voulaient.
Pareil pour ma régularisation. Il y a des gens qui m’ont dit, je peux t’avoir des papiers. Je répondais, « va plutôt voir ce type, il a une femme, quatre gosses, ils meurent de faim. Va le régulariser lui, moi je me débrouille. »
De toute façon, je suis un voleur, il n’y a pas de mystère.
Un détenu en grève de la faim contre la « double peine »
C’est l’une des nombreuses victimes invisibles du flou qui entoure la notion de « double peine ». Abderraouf Belhassen, Tunisien de 55 ans, a entamé le 22 mars une grève de la faim pour s’opposer à sa reconduite à la frontière. Condamné en 2007 à 6 mois d’emprisonnement pour conduite sans permis et séjour irrégulier – sans qu’un mandat de dépôt ne soit prononcé –, il s’est présenté en mars au bureau d’exécution des peines du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir des renseignements sur l’aménagement de sa peine. C’est là qu’il a été arrêté et conduit directement à la maison d’arrêt de Fresnes (94).
Déjà atteint d’une maladie inflammatoire rare, Abderraouf Belhassen est encore plus lourdement affaibli par sa grève de la faim qui l’a conduit à être hospitalisé le 3 mai dans le service de médecine de l’hôpital pénitentiaire de Fresnes. Selon un certificat médical établi mi-mai, il a perdu 24 kg en l’espace d’un mois et demi. Hydraté par perfusion, il continue de refuser « toute prise alimentaire que ce soit solide ou liquide, ainsi que tout complément vitaminique ». « Actuellement son pronostic vital n’est pas engagé à court terme, conclut le certificat, mais après un jeûne de plus de 50 jours, les complications à court terme vont apparaître. »
Condamné à plusieurs reprises, entre 1983 et 1998, à des peines de prison ferme et d’interdiction du territoire français (ITF) – pour trafic de stupéfiants, conduite en état d’ivresse et vol de voiture –, M. Belhassen effectue, en janvier 2003, un court séjour au centre de rétention de Versailles, avant d’être expulsé de force en Tunisie. Père de deux jumeaux de nationalité française, nés en 1993 à Suresnes (92), séparé de leur mère avec qui il entretient toujours de bons rapports, il décide de revenir en France deux ans plus tard pour contribuer à l’éducation de ses enfants et ce, malgré les multiples décisions d’ITF prononcées contre lui.
Lorsqu’il est de nouveau condamné, en 2007, pour conduite sans permis et séjour irrégulier, Abderraouf Belhassen pense pouvoir échapper à ce que l’on appelle communément la « double peine », notion sans fondement juridique qui recouvre en réalité l’expulsion administrative (arrêté d’expulsion ministérielle) et l’interdiction de territoire français.
Avocat au barreau de Seine-Saint-Denis et président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Stéphane Maugendre définit l’ITF comme « une peine complémentaire prononcée par une juridiction répressive (tribunaux correctionnels, cours d’appel correctionnelles ou cours d’assises), qui consiste en la défense faite à une personne de nationalité étrangère, reconnue coupable d’un délit ou d’un crime, d’entrer et de séjourner, pour une durée déterminée ou à titre définitif, sur le territoire français, une fois la peine effectuée. »
Or, depuis près de quarante ans, cette ITF est surtout l’objet d’enjeux électoralistes et de bras de fer politiques entre la gauche et la droite. Promesse non tenue de Mitterrand en 1981, modifications successives de la loi, création de « catégories protégées »… Depuis les années 70, les diverses déclarations (souvent d’intention) sur le sujet ont surtout contribué à brouiller davantage la notion.
La confusion atteint son paroxysme en 2003. Après une campagne nationale de plus de deux ans menée par le collectif « Une peine point barre », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, s’empare du sujet et annonce à grand renfort médiatique l’abolition de la double peine. « Ma conviction profonde : pour des étrangers nés en France ou ayant fondé des familles en France, la “double peine” est inhumaine, déclare-t-il en avril de la même année. Elle est contraire à l’intérêt général car elle provoque l’éclatement des familles. »
La double peine n’a jamais été abolie
L’annonce de Nicolas Sarkozy « immédiatement relayée par les médias, sans aucune vérification », est devenue « une réalité pour tous avant même que la loi devienne une réalité », explique Stéphane Maugendre (lire son article « Double peine, une réforme de dupes »). Mais dans les faits, la double peine n’a jamais été abolie. « La réforme a surtout permis à Sarkozy de se débarrasser des dossiers les plus emblématiques qui étaient au ministère de l’intérieur, poursuit le président du Gisti. Et effectivement, les arrêtés ministériels d’expulsion les plus gros ont sauté. Mais en tout état de cause, ça n’a pas réglé la situation de milliers d’autres personnes. »
Car la loi, adoptée le 26 novembre 2003, n’a in fine pas touché à l’ITF. Elle a en revanche mis en place « un système complexe en distinguant des catégories partiellement protégées et des catégories protégées, souligne Stéphane Maugendre. Or, l’examen du dispositif révèle que les premières sont très partiellement protégées, que les secondes sont loin de l’être totalement et qu’il renferme les conditions de son inapplicabilité. »
Qu’importent les nuances du texte de loi : la communication de Nicolas Sarkozy a fait son effet. Et comme beaucoup d’autres personnes – « des dizaines de milliers », estime le président du Gisti –, Abderraouf Belhassen se pensait à l’abri. D’autant qu’il remplit l’une des nombreuses conditions de l’article 131-30-2 du Code pénal qui indique que « la peine d’interdiction du territoire français ne peut être prononcée lorsqu’est en cause (…) un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans (M. Belhassen est entré sur le territoire pour la première fois en 1974 et n’entretient, selon son avocat, Me Sohil Boudjellal, plus aucune relation familiale effective dans son pays d’origine – ndlr) et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France (les jumeaux de M. Belhassen, de nationalité française, avaient 5 ans lorsque la dernière ITF de leur père a été prononcée – ndlr), à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, dans les conditions prévues par l’article 371-2 du Code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an (l’exercice de l’autorité parentale a été accordée conjointement à M. Belhassen et à son ex-femme par le TGI de Nanterre en janvier 2007 – ndlr) ».
Malgré ces élements, Abderraouf Belhassen devra repartir en Tunisie dès sa sortie de Fresnes, à l’automne prochain. Sa dernière ITF datant de 1998, elle reste applicable dans les conditions antérieures à 2003. Une requête en relèvement d’interdiction du territoire français a été déposée par son avocat le 28 mars à la cour d’appel de Versailles, de même qu’une requête en aménagement de peine auprès du juge d’application des peines de Créteil – une audience est prévue le 20 juin. Me Boudjellal a également écrit au ministère de la justice et au procureur pour les informer de la particularité de la situation de son client. Aucune réponse à ce jour. Quant à M. Belhassen, il se dit déterminé : il poursuivra sa grève de la faim tant que son ITF ne sera pas annulée.
Comme d’autres avant lui, il espère que son action mettra en lumière ce qu’il considère comme une injustice. Sa situation, loin d’être isolée, interroge plus largement sur l’avenir de la double peine, sujet enterré un peu trop vite au gré des alternances gouvernementales et des agendas politiques. Fin 2011, Claude Guéant avait évoqué l’éventualité de la rétablir avec un texte prévoyant une interdiction du territoire pour accompagner une condamnation pénale. Une proposition de loi « tendant à renforcer l’effectivité de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français », a été déposée en janvier par le député UMP Jean-Paul Garraud. À ce jour, le texte est resté sans suite, et pour cause : dans les faits, il existe déjà.
source : http://www.mediapart.fr/biographie/171673