Par une décision du 26 juin 2013, la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel au QPC dirigée contre les dispositions régissant la suspension de peine pour raisons médicales. Pour autant, la juridiction a saisi cette occasion pour modifier significativement le régime juridique de cette mesure, en particulier en neutralisant la condition imposant deux expertises médicales concordantes. Mais la démarche utilisée marque une extension sensible du contrôle de constitutionnalité exercé par la juridiction suprême, qui affecte la cohérence du droit et est susceptible de nuire in fine à l’effectivité de la protection recherchée
L’augmentation de la durée de l’emprisonnement, et en particulier, sur les trente dernières années, des très longues peines de réclusion, combinée au vieillissement de la population carcérale, a conduit à une multiplication en détention de personnes en situation de grande dépendance. Les statistiques pénitentiaires font apparaître la nette aggravation de ce phénomène : « la catégorie des plus de 60 ans représentait ainsi 2 356 personnes au 1er janvier 2010, alors qu’elles n’étaient que 1 683 en 2002 et 1 104 au 1er janvier 1997. Au 1er janvier 2011, 52 personnes incarcérées avaient 80 ans ou plus, le doyen de ces seniors ayant 89 ans » (Samuel Gautier, « Vieillir et mourir en prison », in Soins et gérontologie, n° 88 mars-avril 2011).
Pour répondre à la succession de drames humains et aux importants problèmes sanitaires que cette situation provoque au quotidien dans les établissements pénitentiaires, le législateur a institué par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé un mécanisme ad hoc, communément désigné suspension de peine pour raisons médicales. Aux termes des dispositions de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale, « Sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être ordonnée (…) pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention (…) La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent. (…) ».
Pourtant, en raison à la fois des conditions assortissant sa mise en œuvre et du contexte d’exacerbation de la répression pénale, ce dispositif n’a pas permis d’éviter que ce problème ne prenne une dimension réellement structurelle (voir à ce sujet le très éclairant état des lieux dressé par Céline Reimeringer et Samuel Gautier, « Dix ans de loi Kouchner : funeste anniversaire de la suspension de peine médicale », in Dedans dehors (OIP), n° 76, mars-avril 2012). Et ce en dépit de condamnations répétées à Strasbourg pour violation de l’article 3 de la CEDH (notamment : Cour EDH, 1e Sect. 27 novembre 2003, Henaf c. France, Req. no 65436/01 ; Cour EDH, 1e sect. 14 novembre 2002, Mouisel c. France, Req. n° 67263/01 ; Cour EDH, 2e Sect. 24 octobre 2006, Vincent c. France, Req. n° 6253/03 ; Cour EDH, 5e Sect. 21 décembre 2010, Raffray Taddei c. France, Req. n° 36435/07 – ADL du 21 décembre 2010). La loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009 « pénitentiaire » s’est bien efforcée de remédier aux carences les plus flagrantes du mécanisme, en permettant, en cas d’urgence, la remise en liberté du condamné au vu d’un simple certificat médical, dispensant ainsi de l’obligation de réaliser deux expertises, et en favorisant l’accès au dispositif alternatif de la libération conditionnelle pour les condamnés âgés de plus de 70 ans. Mais les observateurs constatent que les juges « restent globalement réticents à passer outre les deux expertises et réservent cette procédure exceptionnelle aux personnes à l’article de la mort » (Céline Reimeringer et Samuel Gautier, préc.). Aussi, plus de trois ans après l’introduction de ces correctifs, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), tout en constatant l’impossibilité d’évaluer « à quel pourcentage de mesures accordées correspondent les 104 mesures de suspension de peine pour raison médicale prononcées pour l’année 2009 ; les 137 pour l’année 2010 et les 172 pour l’année 2011 », jugeait le niveau de ces chiffres en tout état de cause « très faible » et affirmait que « les conditions posées par [la loi] constituent, dans la pratique, de vraies restrictions à l’usage de ce droit » (dossier de presse accompagnant la publication du rapport annuel d’activité du CGLPL pour l’année 2012 ; sur ce rapport, voir ADL du 5 mars 2013). La directrice de l’hôpital pénitentiaire de Fresnes, vers lequel les juridictions tentent régulièrement d’orienter les condamnés en état de grande dépendance, a récemment publiquement interpellé les pouvoirs publics sur l’abandon des personnes âgés en prison (Franck Johannès, « Malades en prison : la colère du médecin de Fresnes », in Le Monde, 13 avril 2013).
Dans ce contexte délétère, était suivi avec la plus grande attention le traitement réservé à la question prioritaire de constitutionnalité visant l’article 720-1-1, présenté par un condamné à l’occasion d’un pourvoi en contre l’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry lui refusant la suspension de peine. La question adressait trois séries de griefs au texte. Il était d’abord allégué qu’en liant entièrement le pouvoir du juge par les conclusions négatives des expertises, la loi violait l’article 66 de la Constitution, qui attribue aux juridictions judiciaires la mission de protéger la liberté individuelle, entendue comme la protection de la liberté d’aller et de venir. L’auteur de la question faisait ensuite valoir qu’en interdisant aux juridictions d’accorder la suspension à un condamné satisfaisant aux conditions d’octroi de la mesure, le législateur méconnaissait le caractère intangible du droit au respect de la dignité humaine. Enfin, il arguait de ce que, par leur imprécision, les dispositions privaient des garanties légales le droit à la protection de la santé, au respect de la dignité humaine, et ne répondent pas aux exigences de clarté et de précision de la loi pénale, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique.
La réponse apportée à bas bruit – la décision ne sera pas publiée – par la chambre criminelle est pour le moins inattendue. Elle refuse de renvoyer la question au Conseil constitutionnel, mais fait partiellement droit à l’argumentation du demandeur, au moyen d’une interprétation neutralisante des dispositions contestées. D’une part, elle affirme que, saisi d’une demande présentée sur le fondement de celles-ci, le juge a le devoir de remédier aux traitements inhumains et dégradants. D’autre part, elle supprime la condition légale tenant à la concordance des expertises ordonnées.
En éliminant ainsi au stade du filtrage une partie des vices allégués, la chambre criminelle transforme très sensiblement le régime d’octroi de la suspension : elle met fin à l’état de subordination dans lequel se trouvait le juge vis-à-vis des experts; elle modifie les conditions substantielles d’octroi de la mesure en les alignant sur les exigences résultant de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (1°). Si elle peut sembler à première vue expédiente, en ce qu’elle évite les aléas d’une discussion devant un Conseil constitutionnel qui, jusqu’ici, ne s’est pas illustré par l’efficacité de la protection qu’il assurait aux détenus (voir Lola Isidro et Serge Slama, « La dérobade du Conseil constitutionnel face à l’ersatz de statut social du travailleur détenu » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 25 juin 2013), la technique employée créé une confusion sur rôle du juge du filtre, qui rejaillit sur l’examen des différents griefs et nuit à l’effectivité de la protection des droits et libertés garantis par la Constitution (2°).
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